Extraits de "Destin de guerre"

Ce carton, c’était comme une cellule de garde à vue, sans lumière, le plus souvent sans bruit, juste avec cette odeur d’encre un peu écœurante à la fin, une atmosphère sinistre et presque étouffante lorsqu’il faisait chaud. Ça pouvait durer des jours et des jours, sans voir personne, sans rien deviner, juste le bruit des portes de l’imprimerie ou de l’entrepôt qui claquaient, des voix un peu lointaines, pas toujours choisis pour le vocabulaire, des remue-ménages de cartons, de rubans adhésifs, de chariots élévateurs qui me donnaient la nausée et nous baladaient dans l’entrepôt au hasard, le bruit des moteurs de camion qui partaient, sans nous. Alors, on restait coincés dans ce carton insupportable à attendre notre tour. Le bruit, c’est comme ça que je savais s’il faisait jour. Et de nouveau le silence, et la nuit interminable avec l’envie irrésistible de partir à l’aventure, d’être mis sur un diable, d’embarquer et de débuter ma vraie vie, de rencontrer un lecteur, enfin. Et encore ce silence, l’angoisse d’un week-end sans fin, la terreur d’un incendie toujours possible, d’être imaginé, réfléchi, écrit pour rien, sacrifié et partir en fumée sans jamais avoir été lu et serré sur un cœur.  Qui saura la passion de mon auteur pour me faire vivre, toute son énergie, tous ses doutes et toutes ses joies pour jamais n’avoir fait rêver personne, n’avoir jamais empêché de dormir avant ma dernière page où tout s’éclaire enfin. (Page 3/103)

Mon petit monsieur me lit par petit bout, page après page. Bizarre ce gars-là. Au début je pensais qu’il me feuilletait juste comme ça, pour se donner un genre, une contenance chez l’Oncle Tome. Mais l’air de rien, il me lit vraiment, et pas au hasard puisqu’il m’ouvre à chaque fois là où il s’est arrêté à sa dernière visite. Cela fait sept ou huit fois qu’il vient. Il lit deux ou trois pages, me referme, s’éloigne, prend un autre livre, n’importe lequel, regarde la quatrième sans vraiment lire, le repose et puis s’en va. Drôle de bonhomme (Page 10/103)

Il m’a refermé lentement en me tenant un long moment entre ses mains. Il me serrait si fort que toutes les pages ne faisaient presque plus qu’une. Je voyais son regard qui s’échappait au-delà des immenses baies du salon-bibliothèque du 'Harmony of the seas' qui roulait seul sur l’océan. Je sentais à travers ses mains, son cœur qui battait plus vite, comme emballé par Hans et son histoire. Il est resté sans bouger, un grand moment. Il ne s’est arrêté qu’une fois, vers la page quarante-deux, je crois, le moment ou Suzanne apparait. J’ai senti à ce moment qu’il me serrait davantage, ne tournant plus les pages, peut-être pour relire profondément et patiemment ce passage, l’apprendre et le graver dans un espace secret de sa mémoire et l’enfermer tout au fond de son cœur. Tous les livres ressentent cela, ils savent s’ils seront lus jusqu’à la dernière page ou s’ils seront abandonnés au milieu de l’histoire, posés sur une étagère lointaine, à côtés d’autres lectures inachevées. Ils savent s’ils resteront un moment de bonheur, un moment d’évasion, une émotion ou un délassement ordinaire (Page 39/103)

Suzanne Lévy subissait la guerre comme tous les autres, attendait follement la fin de la guerre, ne sortant jamais, guettant la moindre nouvelle venue des clients de la banque, des plus hardis qui écoutaient la radio de Londres ou ceux qui s’engageaient, passivement, contre l’occupant. Son travail à la Banque lui permettait d’attendre la délivrance en remplissant des bordereaux qui s’entassaient en fin de journée à son guichet pour une destination inconnue dans un autre bureau. Quelques officiers allemands, toujours polis, venaient régler quelques affaires de la Kommandantur, déposer de l’argent venu d’on ne sait où et échanger leurs marks. L’Hauptmann Hans Vonderheyden était l’un de ces officiers, sans doute celui qui venait le plus régulièrement. Suzanne le connaissait et admirait malgré elle, son français parfait, sa courtoisie discrète. Elle aimait aussi son regard qui ne cherchait pas comme celui les autres à dominer, mais plutôt à adoucir la relation forcément stricte qui les reliait chaque semaine. L’Hauptmann lui souriait comme si la guerre n’existait pas, comme si son uniforme ne le distinguait pas des autres clients. Il citait Verlaine ou Apollinaire certains jours, et demandait à Suzanne si c’était juste et bien prononcé.  Suzanne ne disait rien mais hochait seulement la tête avec un demi sourire qui lui donnait presque l’impression de trahir la patrie. (Page 42/103)

J’étais impressionné par cet accueil inattendu et cette popularité déconcertante que je n’aurais jamais imaginé il y a simplement quelques mois. Les best-sellers étaient empilés en désordre sur une petite table derrière les seconds couteaux, près des 10/18 et des poches. Même « Leila » se retrouvait en petit tas, cachée par les « Musso » et les « Bourdin ». En défilant dans la main de Martin, devant cette organisation éphémère et bancale, c’était pour moi un mélange de malaise, d’embarras gênant et de fierté enfantine. Je n’ai jamais cherché à détrôner tous ces succès qui m’avaient, il y a encore quelques mois, montré le chemin. Ils étaient mes exemples à suivre pour accrocher les lecteurs, les captiver, leur donner des émotions, les passionner (Page 94/103)